CHAHRAZAD ZAHI
« Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit qu’il était lui aussi une apparence, qu’un autre était en train de le rêver. » Jorge Luis Borges, Les ruines circulaires.
Artiste « totale » à l’œuvre protéiforme, Megumi Matsubara est une poétesse devenue artiste qui fait de l’architecture. Hybridant les cultures et les media, son travail embrasse la dualité entre la présence et l’absence, le définissable et le hasard, le monumental et la légèreté. Au gré de ses pérégrinations, c’est une vision singulière de l’instant, du déplacement, de l’espace, du temps, de l’« ici et maintenant » qu’elle propose.
Une artiste autobiographique
Megumi accompagne chaque série de récits d’enquête, d’histoires courtes, d’interviews, de poèmes, de haïkus. Ces différentes façons de s’exposer, visuellement et par récit, font d’elle une artiste autobiographique. Devant des œuvres auxquelles il faut prendre le temps de s’abandonner et s’ébaubir, le visiteur découvrira le travail attendrissant d’une artiste en quête d’absolu, désirant saisir l’immatérialité de la vie. Alors que l’on est tenté de catégoriser le travail de Megumi, son parcours lève le voile sur une création multiforme, dont la force séductrice paraît tantôt enlisée dans des arcanes de la psyché, tantôt merveilleusement ingénue. Ateliers avec de jeunes malvoyants, écrits poétiques, livres, photographies, installations éphémères, performances… A travers ces allers-retours foisonnants de sens, elle formalise ce que les mots ne savent dire, en construisant un langage formel, par le biais de son propre corps, ses propres expériences sensorielles. Dans sa série intitulée Une Chambre Rouge (2012), Megumi relate une expérience qu’elle a vécue dans le Palais Mokri à Fès en 2012: un rêve baigné de lumière rouge. Cherchant la signification du songe, elle demanda à des étudiants malvoyants de décrire leur perception de la couleur rouge. « I am in light. I am made of light. The light of others. I am all the light. I am all these others. » (Je suis baignée de lumière. Je suis faite de lumière. La lumière des autres. Je suis toute la lumière, je suis tous ces autres), écrira l’artiste dans le poème accompagnant l’exposition. Megumi est de fait le medium principal de l’œuvre. En reflétant son expérience du rêve et en canalisant celle des étudiants, elle efface toute délimitation entre l’œuvre et l’artiste.
Sur les traces de l’invisible
Les installations de Megumi nous parlent des problèmes fondamentaux de l’existence humaine, de l’appartenance au monde par les sens. Elles assument nos interrogations sur l’identité dans un monde trouble mais elles exaltent également notre conscience d’être dans ce monde. Leur langage fluide, aérien, franchit l’écran de nos verbiages pour stimuler directement nos émotions. Le regard d’architecte de Megumi l’a libérée de la conception statique du regardeur. Ses œuvres s’imbriquent dans leur environnement comme pour reconfigurer l’espace. Telles des emakis, ces rouleaux illustratifs japonais de plusieurs mètres que l’on déroule d’une part et enroule de l’autre, elles livrent une réflexion sur l’absence-présence, sur l’espace-temps. Elles sont intelligibles, à la fois dans le segment restreint qui se livre à nos yeux présentement, dans la mémoire qui se construit et dans l’attente de ce qui adviendra. La mise en scène de cette oscillation entre absence-présence est apparente dans ses installations. Ici, nous opérons une « scission du regard » , selon l’expression de Georges Didi-Huberman, où l’installation crée et nourrit des sentiments qui forcent le questionnement et l’interrogation métaphysique. Du visible à l’invisible, il n’y a pas contradiction mais passage à la limite. Le franchissement permanent de cette frontière investie est précisément ce qui constitue la trame de fond du travail de Megumi Matsubara.
Une passeuse de frontières
L’artiste aime l’inconfort de l’entre-deux, du dasein, de la présence au monde. La recherche de cette posture se retrouve dans ses thématiques récurrentes (Absence/Présence, Visible/Invisible), mais également dans son ancrage géographique entre l’Afrique et le Japon. C’est sans doute cette quête qui l’a décidé à s’installer partiellement au Maroc, pays de l’entre-deux culturel, géographique et historique. Megumi est une passeuse de frontières. Néanmoins, elle ne réfléchit pas en termes de territoires mais de perceptions sensorielles. Vivant entre Fès et Tokyo, elle tisse inconsciemment un réseau imaginaire entre plusieurs territoires et met en scène des déplacements réels et imaginaires, en suspens, vécus ici et là. La transparence de sa démarche artistique dans Void/Between (2012) revêt un sens nouveau sur les murs ocres de Marrakech, et ses images fantasmées du Lagos dans My Imaginary Lagos (2012) sont aux prises avec la présence « réelle »de la ville. Elle qui donne la première place à l’immatériel, découvre la primauté de la matière chez les artistes du continent africain. Cette nouvelle sensibilité instituée se ressent dans sa première collaboration à Nairobi avec l’artiste Otieno Kota en 2011, et de manière plus marquée récemment, dans une série récente intitulée Fodere (2017), où elle produit des objets en porcelaine.
Une architecte de l’air
Dans l’installation in situ Void/Between dans le cadre de la Biennale de Marrakech, Megumi investit l’espace du théâtre abandonné de la ville et plonge le visiteur dans l’expérience immersive d’une brume lumineuse, de faisceaux de lumière qui jouent de leur bonheur durant la journée et s’évanouissent la nuit tombée. Ces lignes “rhizomiques” qui se plient et se déplient, contrariées par le manque de lumière ou décuplées par son élan, invitent à l’articulation de notre regard sur leurs variations saisissantes. Les liens entre art et architecture se nouent ainsi dans le sens d’une charpente mentale, imaginaire, presque fantasmagorique. C’est un exercice de souplesse que Megumi propose : la matérialisation du subconscient à l’état brut, la production du rêve en donnant de l’air à la réappropriation individuelle. Une « architecture de l’air », à même de « produire et stabiliser une sensibilité picturale à l’état de matière première ». L’absence-présence prend ici tout son sens. La vacuité de l’espace n’est plus ; le lieu, transformé par l’affleurement du regard, s’emplit de formes vaporeuses comme dans des limbes que peuplent des figures imaginaires à mesure que le rêve avance. Dans Windscape (2010), une intervention urbaine réalisée à Tokyo, le drapé spectaculaire et poétique de la toile de tulle dégage une impression de légèreté. D’évanescence, même, telle une empreinte rêvée de sa propre présence. D’un premier regard, le spectateur saisit les frémissements de l’enveloppe de tulle. La fragilité de l’installation et la transparence de la peau de toile contraste avec la permanence de l’échafaudage et son volume massif.
En formant des espaces « vides », Megumi renverse les codes nodaux de la sculpture. L’espace est pensé comme un négatif, une marge qui capte l’invisible. L’artiste instaure ainsi avec le regardeur une relation “d’absorbement” et nous invite dans la quête d’une nouvelle forme d’ouverture au monde. Que peut dire l’œuvre sur l’éphémère, l’intériorité, la vulnérabilité ? Comment peut-on imprimer et transmettre nos perceptions sensorielles ? C’est à des questions comme celles-ci que Megumi Matsubara répond en dessinant une esthétique du vide. Désormais, l’espace mental ne capte plus l’univers. C’est l’univers qui confond la mémoire, la rend oublieuse, et la fait à son tour matière. Cependant, c’est une matière lumineuse, éclairée, fluide qui émerge. Sous la lumière où il se dresse, le regardeur saisira une image dialectique qui se nourrit des émotions qu’elles provoquent, dans une poésie des vides et des pleins qui trouble l’espace et le temps.
Appearance: Something We Africans Got #4, May 2018